"Krrrrrrrrrr" Criait doucement la cigarette. "Ta gueule, crame en silence" pensais-je, la clope au bec et quelques minutes après avoir réveillé tout le monde dans l'appart avec mes allers-retours entre la chambre et la salle de bain pour aller pisser, chercher du codoliprane et du sérum physiologique.
En même temps, j'en chie sévère, mon irrespect envers ce tabac roulé délicatement était justifié. Ça tire, ça stretche, ça lymphe. C'est bien tout ça, je devrais pas me plaindre, mais la tolérance à la codéine s'installe vite après une vingtaine de comprimés en une semaine. Enfin je crois, mais peut-être que mon corps en a juste plein le cul. Bin écoute mon grand, tu vas subir et cicatriser, c'est pas comme si t'avais le choix. "La vie c'est pas toujours tranquille pour moi non plus" lui dit mon cerveau. Pas de réponse. "C'est vrai quoi, toi t'es là, tu fais ton bout de chemin, tu digères, tu te reposes, on peut pas dire que tes muscles soient trop sollicités. T'as pas à gérer avec des réflexions et des questions qui tournent en boucle jour et nuit. Ok, ça a pas été facile le début des anti-dépresseurs et toi aussi t'es passé par une phase de rejet à ce psychotrope. T'as le foi qui prend un peu cher, ok. Mais remet les choses dans leur contexte, c'est moi qui ai tout à planifier, et c'est pas facile de penser tous les soirs à prendre son petit poison qui nous détruit. Pas facile de restreindre la bouffe quand tu cries famine, parce que moi là-haut, j'ai pas envie de te nourrir, pas envie de te voir grossir, pas envie de faire le bilan quand je te commande d'aller sur la balance et que je constate le résultat, toujours avec déception."
Donc mon cerveau s'était lancé dans un monologue interminable avec mon corps, impuissant.
"Vraiment, je maintiens que c'est compliqué d'être moi, coincé dans une boîte crânienne, mais c'est trop méta, t'es qu'un enchevêtrement d'os, d'organes, de tendons, et t'en as pas conscience. Alors forcément j'ai le contrôle, et putain parfois j'aimerais bien dire stop et me poser pénard, comme toi, attendre les ordres et les exécuter. Faire un caprice de temps en temps pour que je m'occupe mieux de toi. T'as pas conscience de tout ce qu'il se passe au niveau du chakra couronne. Y'a les questions, comme je le disais tout à l'heure. Les contradictions, c'est le plus dur à gérer. C'est pas toi qui doit faire avec la culpabilité quand tu vois un super cul et que tu sais que t'as pas le droit d'y toucher. Toi t'es pas en couple avec un cerveau ! Et quand tu veux aller voir ailleurs, par curiosité, assouvir un puissant désir, c'est pas toi qui dois réfléchir au Bien, au Mal, à ce que le cerveau susnommé en penserait s'il était au courant. Non, toi tu l'allonges (à la rigueur tu te mets à quatre pattes, bonjour l'effort), tu te fais fourrer et ça va mieux. Sauf que moi après ça, je continue de bosser hein, faut pas croire. C'est pas du 35h par semaine, l'histoire. De mon côté, j'ai des idées, mais tu vis pas en accord avec tout ça. Tu renvoies en fait peu mes convictions, on est très différents toi et moi. Et pour résumer, c'est assez compliqué de réfléchir à l'idée d'être seule, de devoir gérer avec les larmes, le nez qui coule, irrité (merci la classe de ta réaction, au passage, très glam) et en même temps de penser qu'on est pas fait pour être exclusif, avoir la certitude ultime qu'avoir différentes et de multiples amours est inévitable. Je te parle de ça en premier,Corps, je sais pas pourquoi, je pourrais aussi bien discuter avec toi du fait que c'est dur pour moi de pas savoir ce que je vais faire de toi quotidiennement cette année. De pas savoir de quel point A à quel point B je vais te transporter quotidiennement, machinalement, comme tout le monde, pendant une durée déterminée pour récolter les sous de manière régulière qui me permettront de te nourrir, de te vêtir, de combler tes besoins si primaires. Mais je te parle de ça en premier, espèce d'amas graisseux, comme je pourrais te parler des autres nombreux griefs qui m'habitent."
Quand mon cerveau en eut terminé de son discours pompeux, ma lèvre allait un peu mieux. Soit que le paracétamol eut fait son effet, soit que mon corps eut effectivement ressenti un minimum de compassion face à ces plaintes incessantes. Par contre, toujours pas sommeil. Pas droit au repos.
Toujours cette réponse mécanique, une tolérance à ceci, une intolérance à cela. Un inhibiteur sélectif de recapture de sérotonine qui provoque des insomnies ? Le corps il suit lui, bêtement. Toujours pas sommeil.